mardi 25 novembre 2008

CHAPITRE 1: La nostalgie du clown

[Times photo: Lara Cerri] : Cirque du soleil
(musique: Benjamin Biolay)

Sitôt le feu passé au vert, Grusso démarra en trombe. Ce matin pas de patience, ni de courtoisie au volant. France Bleu lui bassinait les oreilles depuis une heure avec son point route. Toutes les cinq minutes, il annonçait cinq minutes d'embouteillages supplémentaires. Les panneaux lumineux sur l'autoroute clignotaient comme autant d'annonciateurs de mauvaises nouvelles et une fois passée la bretelle de sortie, les feux passaient au rouge. Il pilla devant une petite vieille, qui traversait laborieusement. La cause des sans-abris, celle des retraités sans le sous, celle des handicapés, Grusso avait tout plaidé. Mais ce matin, ce n'était vraiment pas le moment. D'ailleurs la vieille n'avait pas l'air si grabatère que cela, elle réagit au quart de tour:

" Et la courtoisie au volant, tu te la met où?"

Grusso se gara enfin sur un parking quasi vide. Il fit un saut pour sortir du véhicule, oublia de fermer la voiture et courut vers le chapiteau. Antonio l'avait appelé d'urgence. Grusso répondait toujours. Disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, accourant toujours dans la minute, telle était sa règle d'or. Pas une fois il ne s'était permis d'y déroger.

Une famille l'attendait sur un banc, alignée en rang. La mère avait les mains timidement posées sur les genoux, les deux filles n'osaient pas se lever. Elles regardaient l'envie qui revenait à leur âge un groupe d'enfants qui s'exerçaient au trapèze. Mains sur la barre, pieds se balançant dans le vide, ils donnaient l'impulsion pour atteindre une barre plus haute. L'atteindre était leur défi, un objectif bien minime pour ces gosses qui en avait vu plus d'une. Tomber ne leur faisait plus peur.

Antonio s'éloigna du groupe quelques minutes, en gardant tout de même un oeil lointain sur lui. Il murmura deux mots à l'oreille de Grusso puis repartit. Tous deux savaient ce qu'ils avaient à faire. Le clown lança un regard se voulant rassurant à la famille postée sur le banc, silencieuse, désespérée.

***

PARTIE 2:
Où se dresse le chapiteau


mardi 18 novembre 2008

Grock

Grusso n'en croyait pas ses yeux. Grock, le clown, était le premier à lui avoir fait confiance. Il n'y avait qu'à voir comment il le regardait, endormi dans son cadre et l'air pourtant si vivant. Cette affiche avait été créée pour lui, elle lui avait dicté sa vie. Il savait tout sur grock, sur ses numéros, son talent, il avait tout étudié. Il était devenu son mentor, Grusso lui dédiait chacun de ses spectacles.
Qui donc était ce père qui avait tout deviné? Il s'était enfui, le lâche. Comme il aurait pu être heureux à courir la France avec un artiste plutôt que de subir les commères de Lanvaux. Il en avait rencontré, des gens passionés, ces hommes, ces femmes à qui demain ne faisait pas peur. Pourquoi l'avait-on privé de ce bonheur?Tout était perdu, gaspillé à cause d'une vérité dissimulée.
Il ouvrit son portefeuille et en tira une image froissée. Il en avait ainsi des dizaines, planquées dans les tiroirs de son appartement, affichées sur ses murs. Grock, le clown triste. Le meilleur. le seul à avoir mélé l'humour et la tendresse, teinté de cette pointe de nostalgie. Lorsqu'il jouait ses numéros, il avait l'impression de dialoguer avec celui qu'on appelait le clown triste. En lui rendant hommage, il se sentait fier et minuscule, habité par l'esprit du clown disparu.
Il suffisait à Grock d'un geste, d'un silence pour captiver la foule quand Grusso s'épuisait à être toujours plus inventif. Grock n'avait qu'à lever un doigt et le public était déjà suspendu à son ongle, quémandant la suite, contemplant avec admiration ce personnage venu d'ailleurs, dont les larmes avaient laissé des rides sur la peau. Grock l'envouteur, le passeur de rêves, le magicien, le musicien, hypnotisait les adultes comme personne ne savait le faire.
Delui, Grusso avait tout appris, sans jamais avoir pu le rencontrer. Il était parti trop tôt...on part toujours trop tôt.
S'il avait eu un père, peut-être aurait-il su comment faire, répondre à ses questions. Grock avait rendu Grusso heureux, ils en avaient connu des fous rires, dans leur monde imaginaire.

Grusso continuait sa lecture, imperturbable, bercé par la voix grave de sa mère. Elle lui racontait des bribes de son enfance et des heures d'un bonheur inavouable.

"J'aime tant quand sa main frôle mon cou, quand tantôt elle l'agrippe, elle le violente. Délicatement il la retire et c'est sa langue que je sens, qui court sur ma nuque. Puis ses doigts qui me massent, ses cheveux qui me caressent...tout est si doux."

"Comme si nous étions perdus dans le brouillard, noyés dans le duvet de notre couette, lui, moi. Nous, nous ne faisons qu'un. Qu'un corps en apesanteur, libre dans l'air comme une bulle. Nous nous comprenons d'un battement de paupière, d'un pincement de lèvres. A quoi sert de parler? Il prend soin de moim'enrobe de ses sourires, m'épargne ses soupirs et ses excès de fatigue. Enfin, je peux le reposer. Lorsque le sommeil vient, je ne lutte plus contre lui. Je pose la tête sur son épaule, il couvre mon visage de sa paume. Je dors ainsi, à l'abri.
Mon mari, n'y peut rien. Lui aussi dort, mais sur ses lauriers. Je goûte à la liberté avec passion, avec addiction."

Grusso s'endormit lui aussi, balancé par le mouvement régulier du train. Il cru sentir la bouche de sa muère déposer un baiser sur son front. Il rêva. Il avait un père fort, un père beau, un père musclé; le plus beau des hommes. Ils se rencontraient sur une plage se saoulaient avec la mer, les mouettes. Il l'appelait papa et lui riait avec un timbre aussi léger que l'air. On dirait qu'ils seraient amis et qu'ils vivraient heureux jusqu'à la fin des temps.

mardi 11 novembre 2008

Le père absent

(musique: tiersen)

Grusso se prenait tout cela dans la gueule, mu par l'étonnement, dérangé par la morale. Il se surprit lui-même, n'aurait jamais imaginé être autant ébranlé. Elle parlait beaucoup de cet homme qui voyageait entre Paris et les Antilles. D'autres fois, c'était à Grusso qu'elle s'adressait, des paroles trop dures pour être dites.

"Mon fils a dix ans. J'ai tout fait pour qu'il se souvienne de ce jour. J'ai tout oublié de mes dix ans, certainement un jour d'une banalité consternante. En fait si, je m'en souviens mais je préfère l'omission. Ma mère m'y appris comment j'allais devenir femme, comment un ovule périmé serait détruit chaque mois dans la douleur, la souffrance. Je regardais les vaches en me disant qu'à moi aussi, on pourrait me faire faire un veau par an pour me traire.
C'était la seconde mauvaise nouvelle, j'aurais un mari qui déciderait de faire de moi une mère et une bonne femme de ménage et que par dessus tout je devrais feindre d'aimer. Voilà pour mes dix ans.
Ceux de Grusso furent, je l'espère, plus heureux. Nous fîmes une longue ballade sur le sable chaud, puis nous pique-niquâmes au soleil. Nous étions bien. Nous ne parlions pas ou si peu. Les yeux de mon fils brillaient, pour la première fois j'eus l'impression qu'il éprouvait pour moi autre chose que de l'indifférence. Il courrait après les mouettes, sautait sur les vagues et revenait vers moi portant un sourire triomphant. Pourtant, je n'arrivais à esquisser qu'un rictus gêné. Je savais qu'en rentrant il redeviendrait taciturne, plongé dans un monde où je ne pouvais l'atteindre.
Quelques jours auparavant, j'avais reçu un cadeau pour lui de la part de son père. Un instant, j'avais songé à le cacher, je lui offris finalement ce midi là. C'était un poster sous verre, représentant un clown. Il jouait d'un violon miniature. Une inscription complétait l'image:
Grock, 1925. C'était un drôle de cadeau pour un enfant de son âge. Pourtant, à a grande surprise, Jean-Claude n'en détacha plus les yeux une seule seconde. Il le tint comme un trésor jusqu'à la maison. Il me pressa pour que je l'accroche en face de son lit. Jamais il n'avait manifesté autant d'intérêt pour quelque chose.
Je collais mon oreille à la porte de sa chambre. Il racontait une histoire. Il ne parlait manifestement pas seul, il s'adressait au clown. Son père, cet inconnu, avait vu juste. Il me l'avait annoncé avant de disparaître pour de nombreuses années; son fils serait un artiste comme lui."