mardi 11 novembre 2008

Le père absent

(musique: tiersen)

Grusso se prenait tout cela dans la gueule, mu par l'étonnement, dérangé par la morale. Il se surprit lui-même, n'aurait jamais imaginé être autant ébranlé. Elle parlait beaucoup de cet homme qui voyageait entre Paris et les Antilles. D'autres fois, c'était à Grusso qu'elle s'adressait, des paroles trop dures pour être dites.

"Mon fils a dix ans. J'ai tout fait pour qu'il se souvienne de ce jour. J'ai tout oublié de mes dix ans, certainement un jour d'une banalité consternante. En fait si, je m'en souviens mais je préfère l'omission. Ma mère m'y appris comment j'allais devenir femme, comment un ovule périmé serait détruit chaque mois dans la douleur, la souffrance. Je regardais les vaches en me disant qu'à moi aussi, on pourrait me faire faire un veau par an pour me traire.
C'était la seconde mauvaise nouvelle, j'aurais un mari qui déciderait de faire de moi une mère et une bonne femme de ménage et que par dessus tout je devrais feindre d'aimer. Voilà pour mes dix ans.
Ceux de Grusso furent, je l'espère, plus heureux. Nous fîmes une longue ballade sur le sable chaud, puis nous pique-niquâmes au soleil. Nous étions bien. Nous ne parlions pas ou si peu. Les yeux de mon fils brillaient, pour la première fois j'eus l'impression qu'il éprouvait pour moi autre chose que de l'indifférence. Il courrait après les mouettes, sautait sur les vagues et revenait vers moi portant un sourire triomphant. Pourtant, je n'arrivais à esquisser qu'un rictus gêné. Je savais qu'en rentrant il redeviendrait taciturne, plongé dans un monde où je ne pouvais l'atteindre.
Quelques jours auparavant, j'avais reçu un cadeau pour lui de la part de son père. Un instant, j'avais songé à le cacher, je lui offris finalement ce midi là. C'était un poster sous verre, représentant un clown. Il jouait d'un violon miniature. Une inscription complétait l'image:
Grock, 1925. C'était un drôle de cadeau pour un enfant de son âge. Pourtant, à a grande surprise, Jean-Claude n'en détacha plus les yeux une seule seconde. Il le tint comme un trésor jusqu'à la maison. Il me pressa pour que je l'accroche en face de son lit. Jamais il n'avait manifesté autant d'intérêt pour quelque chose.
Je collais mon oreille à la porte de sa chambre. Il racontait une histoire. Il ne parlait manifestement pas seul, il s'adressait au clown. Son père, cet inconnu, avait vu juste. Il me l'avait annoncé avant de disparaître pour de nombreuses années; son fils serait un artiste comme lui."

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