vendredi 25 juillet 2008

*** (musique: Emilie Simon)

Grusso trébucha et s'étala de tout son long. Il atterit les jambes en l'air et cracha à plusieurs reprises pour expulser le sable de sa bouche. Ca ne l'arrêta pas. Ni une, ni deux, il reprit sa cavale à travers les dunes et passa en trombe devant l'église. Quelques croyants trainaient après la messe. Personne n'y prêta attention. Avec lui, on ne s'étonnait plus de rien.
"Armoire vide, armoire pleine, et la magie fera le reste." Cette foutue voix ne le quittait pas. Plus il entendait cette phrase et plus elle lui paraissait absurde. Deux jours auparavant, en quittant Paris, il était serein. Il avait laissé tous ses enfants sous bonne garde pendant son absence et retournait à Lanveaux pour la dernière fois. Il en éprouvait du soulagement. Désormais, il ne savait même plus combien de temps il lui faudrait rester. Il ne contrôlait plus ses mouvements et ses tocs revenaient, alors qu'il avait eu tant de mal à s'en défaire.
Grusso passa la porte de la maison sans ralentir et grimpa dans la chambre de sa mère. La décoration n'avait pas changé. Depuis qu'il était gosse, il haïssait ce papier peint jaune à fleurs et le portrait de son père adoptif au dessus du lit. Son vrai père à lui n'avait eu sa place nulle part ailleurs que dans le coeur de sa mère. Le lit avait gardé la vieille couette trouée dont on ne pouvait déterminer la couleur avec certitude. Une énorme armoire en bois peuplée de mites garnissait toujours le mur droit de la pièce. Le temps semblait ici n'être jamais passé.
Pris d'une inspiration soudaine, Grusso fonça sur l'armoire et la secoua sans ménagement. Il perçut le bruit d'une boîte qui tombe. Il secoua plus fort. La porte céda et les vêtements que sa mère avait jadis portés s'éparpillèrent sur le parquet comme de vulgaires serpillères. Grusso reçut le battant en pleine figure et bascula à la renverse. Il attrapa sa tête entre ses mains et contempla le meuble avec désespoir.

lundi 21 juillet 2008

***

(musique: Placebo)

"Justement parce qu'elle ne me connaissait pas. Je n'en savais que peu sur elle; mais elle avait conscience comme moi que le secret professionel n'est que baliverne pour appâter le client. Votre mère était, je crois, persuadée qu'un notaire du coin se serait empressé de divulguer ses petites affaires à tout le comté. Observant le travail de certains confrères, je peux vous assurer qu'elle n'avait pas tort. Paris offre de bien plus excitantes distractions que les cachoteries d'une femme de Lanveaux, ne croyez vous pas?"
"Vous ne semblez pas avoir beaucoup apprécié ma mère", fit remarquer Grusso.
"Elle était sympathique, mais je n'ai franchement que faire de ses histoires. Je ne fais que mon travail. ma présence ici est d'ordre strictement professionel."
Grusso fut sur le point d'intervenir puis se ravisa. Le notaire enchaina.
"L'ordre des choses voudrait que nous commencions par les formalités administratives, mais ni le lieu ni le moment ne s'y prêtent. La présence de vos frères est également requise pour la lecture du testament, excepté pour cette clause qui vous est réservée. Elle m'a chargé de vous rencontrer, c'est chose faite. Elle a dit que vous comprendriez. Personellement, quelque chose a dû m'échapper dans son discours qui était pour le moins farfelu." "Entre clown, on se comprend peut-être", ajouta-t-il comme pour lui même sur un ton plus bas.
"Je vous répète exactement le message qu'elle m'a laissé à votre attention: "La lettre est le début du chemin, le reste est derrière la porte. Armoire pleine, armoire vide et la magie résoud l'équation. Tu comprendras."
Grusso fronça les sourcils. Les blagues, c'était plutôt à lui de les faire d'habitude. Il fit répéter le notaire.
"La lettre est le début du chemin, le reste est derrière la porte. Armoire pleine, armoire vide et la magie résoud l'équation. Tu comprendras." répéta le notaire impassible.
"Vous êtes bien certain que ma mère n'était pas...dérangée? Les défaillances cérébrales peuvent toucher n'importe qui de nos jours."
"Je vous le répète, je suis là pour réaliser la mission dont elle m'a chargé, je n'accorde au reste aucune importance. Nous lirons le testament demain en présence des membres de la famille concernés. Cette énigme s'adresse à vous et à vous seul. En parler serait trahir sa mémoire."
L'homme repartit, des gouttes de pluie fines perlaient sur son costume. Il descendit de la dune à pas mesurés, sa serviette sous le bras, comme dansant sur une marche funèbre. Grusso, perdu dans ses pensées, regarda sa tâche s'effacer au loin. De sa bouche s'enfuyaient des bribes de discours: "lettre, armoire vide". Il répétait pendant quelques secondes les mêmes mots puis se taisait soudain. Ses lèvres restaient alors surpendues en forme de cercle, sa langue dépassait entre ses dents.
Il demeura immobile durant de longues minutes. Les inconnues étaient si nombreuses à se bousculer dans sa tête qu'il ne pouvait penser à rien. Une vague lui mouilla la cheville. Tiré de sa torpeur, il s'enfuit mi-courant, mi-dérapant dans le sable facétieux.

jeudi 17 juillet 2008

CHAPITRE 2: LE SECRET

musique: Archive Goodbye


Le secret ne se cache que pour mieux se dévoiler. Frapper fort plutôt que se noyer dans les péripéties du quotidien, telle est sa volonté. Un secret s'attend et se mérite, fait souffrir par son absence autant que par son existence. Il est la surprise que l'on espère toute sa vie, comme un ultime rebondissement avant un long repos.

"A Lanveaux, les secrets vont bon train. Pour preuve, tout en village en jase. Mais votre mère était d'une autre espèce, Monsieur Grusso."

"Vous connaissez mon nom de scène?" s'enquit Grusso. "Vous en savez donc plus sur moi que ce que ceux du patelin ont pu vous raconter!"

"A vrai dire, j'ai connu Grusso, le grand clown, avant le petit Jean-Claude auquel sa maman a caché bien des choses. Comme vous, je suis venu de Paris exprès pour la cérémonie. Vous avez probablement remarqué que je n'ai pas l'accent du coin! Mon village ressemble pourtant au vôtre, avec ses cancans incessants et ses mensonges. Mais chez moi, le soleil brille. Cette bruine déprimante m'est déjà insupportable."

"Puis-je en savoir plus sur vos activités? Vous êtes loquace mais oubliez que la première des bienséances est de se présenter!"

"Excusez-moi", répondit l'homme d'un air faussement confus. "J'ai rencontré votre mère par hasard, au cours d'un de vos spectacles. Elle est montée jusqu'à Paris pour vous applaudir, vous n'en avez jamais rien su. Une bien belle femme, pour être honnète. Mais trop amoureuse de son compagnon pour que je tente une approche!"

"Nous étions installés à la même table et vidions les coupes de Champagne les unes après les autres", reprit l'homme sur un ton nostalgique. "Son rire était franc, ses yeux pétillaient. Ce ne fut qu'au moment du salut qu'elle me glissa à l'oreille, "C'est notre fils!", en désignant du doigt le gentleman qui lui tenait la main. Au cours de la soirée, nous avons échangé quelques mots. Lorsqu'elle apprit que j'étais notaire, elle me fit immédiatement comprendre qu'elle avait besoin de mes services."

"Ce que je viens de vous dire doit susciter en vous de nombreuses interrogations. Il n'est pas de mon devoir de vous en dire davantage" précisa le notaire en évitant le regard furieux de Grusso.

"Ce serait gâcher la surprise qu'elle vous a préparé des années durant! Les secrets sont ainsi, douloureux certes, mais stimulants. Le suspens fait partie du mystère."

"Je fais l'impasse sur les questions dont je meurs d'envie de vous assaillir, mais pourquoi vous avoir fait confiance à vous, un parfait inconnu?" s'enquit Grusso sans l'espoir d'une réponse.



vendredi 11 juillet 2008

***

Lorsque Grusso contemplait l'assemblée, attendant que le silence se fasse pour pouvoir s'exprimer, les souvenirs désagréables lui remontaient en travers de la gorge. Il osa enfin ouvrir la bouche mais ce ne fut que pour redire ce qui avait déjà été évoqué par ses frères, louer une dernière fois les vertus et la patience de sa mère et rendre à sa mémoire un ultime hommage.
L'assistance savait pourtant bien qu'elle n'avait pas été un modèle, Grusso étant le fruit d'une liaison extraconjugale avec un homme de passage, sorti de nulle part. De sa vie, elle ne retiendrait sûrement que cette erreur. C'était d'ailleurs comme cela qu'ils avaient toujours considéré l'enfant; un fruit pouri.
Sous des applaudissements timides, Grusso regagna sa place dans cette marre de tenues noires. Bon gré, mal gré, il resta jusqu'à la fin de la cérémonie. Il se retint de regarder sa montre, par respect pour sa mère. Etrange sensation que de se sentir plus proche d'elle dans la mort que ce qu'il ne l'avait été dans la vie. Ils ne s'étaient jamais beaucoup parlé, étant tous deux d'un caractère réservé. Des trois fils, Grusso était celui qui lui ressemblait le plus. De son père, il ne savait rien. Il n'avait jamais posé de questions. Sa mère était la seule racine qui le maintenait au sol.
L'enterrement terminé, Grusso s'éloigna seul pour rejoindre la mer qui avait calmé tant de ses chagrins. Avec elle, il était obligé d'être honnète, il ne se perdait pas en discours inutiles. Le vent parvenait toujours à lui faire cracher le morceau. L'eau épousait la rondeur de ses cuisses, lui glaçait les doigts jusqu'à ce qu'il avoue. Les oiseaux lui lançaient alors des cris de réconfort auquels il répondait de son grand rire d'enfant.
Alors qu'il atteignait la dune, il se retourna et aperçut une silhouette noire qui empruntait le chemin à sa suite. Grussa avança, jusqu'à ce que les vagues éclaboussent sur ses pieds, ne prêtant guère attention à cette ombre lointaine.

mercredi 9 juillet 2008

*** (musique: Sébastien Schuller)

Lanveaux et ses fermes éparpillées dans la vallée, son église où l'on rejette l'étranger, ses ménagères commères et médisantes, Grusso ne les avait jamais aimés. Ici, le grand clown Grusso n'existait pas. Pour tous, il était Jean-Claude, petit garçon jadis timide et maladroit. Il avait grandi dans l'ombre de ses frères, sans cesse comparé à eux. On le prenait pour un incapable, un idiot du village. On s'adressait à lui avec douceur mais les vipères n'avaient de cesse que de se moquer de lui.
Ce trou perdu de Bretagne, avec ses toits de chaume et ses relents de crêpes, Grusso n'y avait pas remis les pieds depuis quinze ans, date à laquelle il avait emménagé à Paris. Seuls lui manquaient le son des vagues s'écrasant avec fracas sur les rochers et l'odeur de l'écume picotant ses narines. Les cris des mouettes, les heures passées à rêver allongé sur la plage, lui semblaient les rares souvenirs heureux de son enfance. Dans la solitude, il avait trouvé le réconfort et le temps de se construire. A la moindre occasion, il s'empressait de fuir les habitants aux manières rustres et aux moeurs étroites.
Alors que Jean-Claude avait disparu, ils jacassaient encore, cela ne faisait aucun doûte. Ils se demandaient tous ce qu'il pouvait bien faire à Paris, caissier dans un supermarché ou la manche dans un sale couloir de métro. Le reste n'était pas à sa portée. A trente-cinq ans, il était le sujet de bien des conversations à Lanveaux, mais personne ne pouvait se vanter de le connaître. Chacun y allait de sa suggestion, de sa plaisanterie souvent de mauvais goût, puis terminait en louant les mérites de ses deux frères qui décidément avaient réussi dans la vie.
Paul et Louis avaient ouvert un cabinet d'expertise comptable en ville, étaient mariés à des filles de la région et revenaient régulièrement au village. Généralement en costume trois pièces, ils imposaient le respect et puaient l'argent. Ils attiraient les regards et la convoitise. Sur le plan sentimental, Grusso s'était encore démarqué. Jamais on ne l'avait surpris trainant avec une fille dans les champs. Le pauvre, avec son intelligence déficiente et son physique peu avantageux, possédait peu d'atouts pour séduire. Il y avait bien eu Mélia, la seule à avoir été sincèrement attendrie par ce garçon maladroit. Mais leur brève histoire n'avait fait qu'attiser les moqueries, car Mélia était métisse, née d'un couple mixte qui avait bien du mal à se faire accepter.

lundi 7 juillet 2008

CHAPITRE 1 L'ENTERREMENT (musique: José Gonzales)



Grusso sortit de l'assemblée et s'avança de manière à ce que toute la famille puisse le voir et l'entendre. Il n'avait préparé aucun discours, contrairement à ceux qui l'avaient précédé. Sa cravate était maladroitement nouée, il n'avait pas l'habitude de ce genre d'accessoire. Il s'était acheté un pantalon noir pour l'occasion, qui lui serrait les cuisses. Il crispa ses poings pour refouler son irrépressible envie de tirer dessus pour le remonter. Tout le monde le regardait avec un mélange de pitié et de moquerie.
"Le bougre a fait un effort", devaient-ils tous être en train de penser. Il avait laissé ses braies à bretelles au placard, s'évertuait à marcher en maintenant ses pieds parallèles. Grusso détestait les souliers noirs à talonettes, qui compressaient les orteils plus qu'ils ne les laissaient respirer. Il inspira longuement et souffla l'air par petites bouffées. Il avait le trac comme avant de monter sur scène. Il savait danser et jouer à merveille, mais s'adresser à un public sobre n'ayant pas la moindre prédisposition au rire outrepassait ses capacités.
Il atteignit enfin le pupitre placé à son intention à côté de la tombe. Il ne voulait pas croiser les yeux des autres qui l'avaient toujours considéré avec dédain. Enveloppées dans leur châles noirs, les femmes se ressemblaient toutes. Sagement alignées, elles se taisaient par respect mais leur babillage futil ne tarderait pas à reprendre, sitôt la fin de la cérémonie annoncée. Il en avait toujours été ainsi dans le village. Tout le monde se connaissait, s'entraidait dans l'urgence mais néammoins se haïssait. Combien de commentaires méchants Grusso avait-il surpris, caché sous le rebord d'une fenêtre à écouter les interminables réunions des habitantes de Lanveaux. Ces rendez-vous hebdomadaires consistaient à médire sur les absents puis à insulter officieusement sa voisine de table, une fois les mondanités terminées.
Grusso refoula une envie de rire, en les voyant attroupés de la sorte, eux qui n'avaient jamais éprouvé que de la condescendance et du dégoût à l'égard de sa mère. Ils feignaient la tristesse, comme le dicte la tradition. Puis ils iraient tous se goinfrer aux frais de la famille et, repus, s'échangeraient les derniers ragots, les histoires sordides pas encore sorties du placard. A Lanveaux, les secrets ne faisaient décidément pas long feux.

referencement