mardi 25 novembre 2008

CHAPITRE 1: La nostalgie du clown

[Times photo: Lara Cerri] : Cirque du soleil
(musique: Benjamin Biolay)

Sitôt le feu passé au vert, Grusso démarra en trombe. Ce matin pas de patience, ni de courtoisie au volant. France Bleu lui bassinait les oreilles depuis une heure avec son point route. Toutes les cinq minutes, il annonçait cinq minutes d'embouteillages supplémentaires. Les panneaux lumineux sur l'autoroute clignotaient comme autant d'annonciateurs de mauvaises nouvelles et une fois passée la bretelle de sortie, les feux passaient au rouge. Il pilla devant une petite vieille, qui traversait laborieusement. La cause des sans-abris, celle des retraités sans le sous, celle des handicapés, Grusso avait tout plaidé. Mais ce matin, ce n'était vraiment pas le moment. D'ailleurs la vieille n'avait pas l'air si grabatère que cela, elle réagit au quart de tour:

" Et la courtoisie au volant, tu te la met où?"

Grusso se gara enfin sur un parking quasi vide. Il fit un saut pour sortir du véhicule, oublia de fermer la voiture et courut vers le chapiteau. Antonio l'avait appelé d'urgence. Grusso répondait toujours. Disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre, accourant toujours dans la minute, telle était sa règle d'or. Pas une fois il ne s'était permis d'y déroger.

Une famille l'attendait sur un banc, alignée en rang. La mère avait les mains timidement posées sur les genoux, les deux filles n'osaient pas se lever. Elles regardaient l'envie qui revenait à leur âge un groupe d'enfants qui s'exerçaient au trapèze. Mains sur la barre, pieds se balançant dans le vide, ils donnaient l'impulsion pour atteindre une barre plus haute. L'atteindre était leur défi, un objectif bien minime pour ces gosses qui en avait vu plus d'une. Tomber ne leur faisait plus peur.

Antonio s'éloigna du groupe quelques minutes, en gardant tout de même un oeil lointain sur lui. Il murmura deux mots à l'oreille de Grusso puis repartit. Tous deux savaient ce qu'ils avaient à faire. Le clown lança un regard se voulant rassurant à la famille postée sur le banc, silencieuse, désespérée.

***

PARTIE 2:
Où se dresse le chapiteau


mardi 18 novembre 2008

Grock

Grusso n'en croyait pas ses yeux. Grock, le clown, était le premier à lui avoir fait confiance. Il n'y avait qu'à voir comment il le regardait, endormi dans son cadre et l'air pourtant si vivant. Cette affiche avait été créée pour lui, elle lui avait dicté sa vie. Il savait tout sur grock, sur ses numéros, son talent, il avait tout étudié. Il était devenu son mentor, Grusso lui dédiait chacun de ses spectacles.
Qui donc était ce père qui avait tout deviné? Il s'était enfui, le lâche. Comme il aurait pu être heureux à courir la France avec un artiste plutôt que de subir les commères de Lanvaux. Il en avait rencontré, des gens passionés, ces hommes, ces femmes à qui demain ne faisait pas peur. Pourquoi l'avait-on privé de ce bonheur?Tout était perdu, gaspillé à cause d'une vérité dissimulée.
Il ouvrit son portefeuille et en tira une image froissée. Il en avait ainsi des dizaines, planquées dans les tiroirs de son appartement, affichées sur ses murs. Grock, le clown triste. Le meilleur. le seul à avoir mélé l'humour et la tendresse, teinté de cette pointe de nostalgie. Lorsqu'il jouait ses numéros, il avait l'impression de dialoguer avec celui qu'on appelait le clown triste. En lui rendant hommage, il se sentait fier et minuscule, habité par l'esprit du clown disparu.
Il suffisait à Grock d'un geste, d'un silence pour captiver la foule quand Grusso s'épuisait à être toujours plus inventif. Grock n'avait qu'à lever un doigt et le public était déjà suspendu à son ongle, quémandant la suite, contemplant avec admiration ce personnage venu d'ailleurs, dont les larmes avaient laissé des rides sur la peau. Grock l'envouteur, le passeur de rêves, le magicien, le musicien, hypnotisait les adultes comme personne ne savait le faire.
Delui, Grusso avait tout appris, sans jamais avoir pu le rencontrer. Il était parti trop tôt...on part toujours trop tôt.
S'il avait eu un père, peut-être aurait-il su comment faire, répondre à ses questions. Grock avait rendu Grusso heureux, ils en avaient connu des fous rires, dans leur monde imaginaire.

Grusso continuait sa lecture, imperturbable, bercé par la voix grave de sa mère. Elle lui racontait des bribes de son enfance et des heures d'un bonheur inavouable.

"J'aime tant quand sa main frôle mon cou, quand tantôt elle l'agrippe, elle le violente. Délicatement il la retire et c'est sa langue que je sens, qui court sur ma nuque. Puis ses doigts qui me massent, ses cheveux qui me caressent...tout est si doux."

"Comme si nous étions perdus dans le brouillard, noyés dans le duvet de notre couette, lui, moi. Nous, nous ne faisons qu'un. Qu'un corps en apesanteur, libre dans l'air comme une bulle. Nous nous comprenons d'un battement de paupière, d'un pincement de lèvres. A quoi sert de parler? Il prend soin de moim'enrobe de ses sourires, m'épargne ses soupirs et ses excès de fatigue. Enfin, je peux le reposer. Lorsque le sommeil vient, je ne lutte plus contre lui. Je pose la tête sur son épaule, il couvre mon visage de sa paume. Je dors ainsi, à l'abri.
Mon mari, n'y peut rien. Lui aussi dort, mais sur ses lauriers. Je goûte à la liberté avec passion, avec addiction."

Grusso s'endormit lui aussi, balancé par le mouvement régulier du train. Il cru sentir la bouche de sa muère déposer un baiser sur son front. Il rêva. Il avait un père fort, un père beau, un père musclé; le plus beau des hommes. Ils se rencontraient sur une plage se saoulaient avec la mer, les mouettes. Il l'appelait papa et lui riait avec un timbre aussi léger que l'air. On dirait qu'ils seraient amis et qu'ils vivraient heureux jusqu'à la fin des temps.

mardi 11 novembre 2008

Le père absent

(musique: tiersen)

Grusso se prenait tout cela dans la gueule, mu par l'étonnement, dérangé par la morale. Il se surprit lui-même, n'aurait jamais imaginé être autant ébranlé. Elle parlait beaucoup de cet homme qui voyageait entre Paris et les Antilles. D'autres fois, c'était à Grusso qu'elle s'adressait, des paroles trop dures pour être dites.

"Mon fils a dix ans. J'ai tout fait pour qu'il se souvienne de ce jour. J'ai tout oublié de mes dix ans, certainement un jour d'une banalité consternante. En fait si, je m'en souviens mais je préfère l'omission. Ma mère m'y appris comment j'allais devenir femme, comment un ovule périmé serait détruit chaque mois dans la douleur, la souffrance. Je regardais les vaches en me disant qu'à moi aussi, on pourrait me faire faire un veau par an pour me traire.
C'était la seconde mauvaise nouvelle, j'aurais un mari qui déciderait de faire de moi une mère et une bonne femme de ménage et que par dessus tout je devrais feindre d'aimer. Voilà pour mes dix ans.
Ceux de Grusso furent, je l'espère, plus heureux. Nous fîmes une longue ballade sur le sable chaud, puis nous pique-niquâmes au soleil. Nous étions bien. Nous ne parlions pas ou si peu. Les yeux de mon fils brillaient, pour la première fois j'eus l'impression qu'il éprouvait pour moi autre chose que de l'indifférence. Il courrait après les mouettes, sautait sur les vagues et revenait vers moi portant un sourire triomphant. Pourtant, je n'arrivais à esquisser qu'un rictus gêné. Je savais qu'en rentrant il redeviendrait taciturne, plongé dans un monde où je ne pouvais l'atteindre.
Quelques jours auparavant, j'avais reçu un cadeau pour lui de la part de son père. Un instant, j'avais songé à le cacher, je lui offris finalement ce midi là. C'était un poster sous verre, représentant un clown. Il jouait d'un violon miniature. Une inscription complétait l'image:
Grock, 1925. C'était un drôle de cadeau pour un enfant de son âge. Pourtant, à a grande surprise, Jean-Claude n'en détacha plus les yeux une seule seconde. Il le tint comme un trésor jusqu'à la maison. Il me pressa pour que je l'accroche en face de son lit. Jamais il n'avait manifesté autant d'intérêt pour quelque chose.
Je collais mon oreille à la porte de sa chambre. Il racontait une histoire. Il ne parlait manifestement pas seul, il s'adressait au clown. Son père, cet inconnu, avait vu juste. Il me l'avait annoncé avant de disparaître pour de nombreuses années; son fils serait un artiste comme lui."

mercredi 29 octobre 2008

Retour à Paris

(musique: ayo)

Grusso grimpa dans le TER, soulevant avec peine son énorme valise. Il la laissa à l'entrée du wagon, l'étiquette portant son nom bien en vue. Il s'installa à l'écart et, n'y tenant plus, ouvrit enfin le journal de sa mère. Le volume n'était pas assez imposant pour raconter une vie, juste assez pour dévoiler une vérité. Embourbé dans les traces de sa mère, Grusso ne s'occupa plus des kilomètres qui défilaient, ni de ses voisins bruyants, ni du tintamarre du train bringuebalant.
Le journal commençait par une note brève destinée à un lecteur inconnu.

15/09/1969

J'ai passé des heures à écrire, à réfléchir sur ce qu'a été ma vie. Probablement rien de plus qu'une suite de hasards. Elle fut parfois heureuse, bien sûr, à chaque jour suffit sa peine. J'ai vécu discrète, en cachant ma véritable nature. Il en y aurait eu plus d'un qui auraient été étonnés. Je n'ai pas honte de ce que je suis, de ce que j'ai fait, les regrets sont absents de mon dictionnaire.
Je vis dans l'impulsion, elle m'étourdit. L'instant présent m'ennivre, la sensation fait trembler mes muscles. Non, je n'ai jamais voulu de cette existence limpide. Et pourtant, en apparence, n'est-elle pas ainsi, ma vie? J'ai bien failli sombrer à plusieurs reprises dans ce travers, je l'avoue. J'ai été à deux doigts d'être emprisonnée par mon mari, par mes gosses, comme toutes ces femmes. Une bonne femme à la maison? JAMAIS! Une bonne grosse matronne, tuée par l'effort, humiliée par ses hommes, JAMAIS!
J'en ai croisé des beaux garçons, juste assez pour me tirer de ce mauvais pas. Je n'ai pas mis le pied à l'étrier, ma main dans l'engrenage, j'en éprouve une certaine fierté. Les pressions sont si grandes, pour nous forcer à nous ranger.
Grusso, tu es né. Tu aurais pu être mon calvaire, tu fus ma liberté. Mon petit, je t'ai mal aimé car en la matière je débutais. Mais pardonne-moi, pense à tous ceux que je n'ai pas aimé du tout.

Les pages se succédaient ensuite, tantôt anthracites de rage, tantôt simplement gratifiées d'un mot sur une ligne vierge. Elle en avait accouché dans la douleur ou dans l'extase, mue par une folle passion d'écrire, habitée par cette obsession. Le journal démarrait peu après la naissance de Grusso. Parfois, elle n'y avait pas écrit pendant des jours voire des années. Puis de nouveau, elle se vidait de tout son saoul, sa plume tempétant et faisant s'envoler les feuilles pour évacuer la tourmente. Elle accouchait de la petite fille déraisonnée qui dans son coeur ne tenait plus en place, ne connaissant aucun carcan.

vendredi 17 octobre 2008

Le départ

(musique:Sébastien Tellier)

Il respira les feuilles du cahier, l'encre gommée par le temps, toucha les mots qui faisaient vivre sa mère. Grusso caressa chaque page, puisant entre les lignes une énergie soudaine. Une liaison électrique l'empêchait de lâcher le carnet. Il le feuilletait à l'endroit, puis une nouvelle fois à rebrousse poil sans toutefois parvenir à lire. Les mots glissaient devant ses yeux, son cerveau ne les retenait pas. L'excitation lui tiraillait les tripes. Grusso ferma les yeux et vida son esprit.
La voix murmurait toujours à son oreille, l'esprit de sa mère était près à tout pour une renaissance. Ce lieu le mettait mal à l'aise. Il avait violé un tombeau, cette pièce devait être refermée à jamais. Il y régnait une atmosphère trop pesante, Grusso n'avait rien à faire ici.
Elle appartenait à un temps révolu, elle devait retourner à la poussière. Mais la pièce avait cette obsesionnelle odeur d'amour, cet air de refuge douillet. Il y avait eu du bonheur ici, de la joie, du sexe aussi. Mais pas de rapports forcés pour satisfaire un mari exigeant, non, il y avait eu du plaisir, des orgasmes, des cris, des rires. Pas la moindre effluve de violence.
Grusso prit le carnet, le tint précieusement contre son coeur et referma la porte en silence. Ici, la mort de sa mère serait un long fleuve tranquille, elle attendrait qu'au paradis l'être aimé la rejoigne. Les années passeraient, inertes, dans un silence sans heurts.
Lanveaux ne l'avais jamais aimé, leurs chemins se séparaient définitivement. Grusso partit par le car suivant, avec le sentiment d'être un voleur emportant son trésor en lieu sûr. Il regarda le paysage défiler, la mer qui lui faisait de grands signes d'adieu. le car filait jusqu'à Rennes où un train l'attendait pour Paris. Grusso ne lisait pas, ne pensait plus, grisé par cette soudaine aventure.

vendredi 10 octobre 2008

Derrière l'armoire

musique: Aaron Neville

Grusso se jeta finalement sur sa lampe de poche et descendit à la cave. "Clairette Jaillance", indiquait une étiquette, parmi l'alignement de bouteilles. Il se mit sur la pointe des pieds pour atteindre le rayonnage du haut et en tira une clairette grise de poussière.
Il en fit sauter le bouchon qui frappa le plafond dans un POP! retentissant. "A la vérité intraitable", annonça-t-il solenellement en avalant la mousse. Après une longue inspiration, il retira le second fond et plongea sa main dans le troisième. Sa main balança dans le vide, sans rien toucher. En tatonnant, son bras cogra contre un barreau de fer glacé. Il passa sa tête dans le trou, mais ne vit rien d'autre que la nuit noire. Allumant sa torche, il découvrit alors un étrange spectacle. Le sol était à deux mètres sous lui. Il était couvert de magnifiques tapis brodés, dont les couleurs sautaient aux yeux, les faisaient entrer dans une sphère irréelle. La pièce puait le renfermé et avait été laissée à l'abandon. Les objets y trainaient toujours, comme si elle pouvait être rouverte à tout moment. Un lit à baldaquin trônait au centre de la chambre. Les draps étaient encore tirés et des édredons roses attendaient le dormeur.
Grusso descendit l'échelle en métal. Ses pieds nus furent brûlés par la fraicheur des barreaux. L'odeur devint vite insupportable, il chercha une aération. Un panneau de bois s'ouvrait directement sur la cour. Une commodé sculptée dans du cèdre ornait le coin gauche de l'alcôve. Grusso en fouilla les tiroirs, uns à uns. La plupart étaient vides, le dernier lui offrit un cahier beige aux coins cornés, protégés par un papier kraft. Il le prit délicatement. C'était son trésor, il était le gardien du secret.
Dans la pièce régnait une atmosphère divine, rapellant l'ambiance des temples. Envahi par l'odeur, transporté par le lieu, Grusso vacilla sur le matelas.

mercredi 1 octobre 2008

Le triple-fond

(musique: Ghinzu)

Ainsi le notaire avait raison. Sa mère était bien venue voir son spectacle, dans le plus pur anonymat. Résonnant contre les murs de la chambre, l'étrange voix retentit de nouveau. Sa mère hantait encre chaque parcelle de cette maison, son parfum y resterait à jamais gravé.
"Tu vois, Grusso, tu es près de moi maintenant...quelques mètres à peine...libère-moi!"
Grusso vida l'armoire avec une frénésie presque effrayante. Il ignorait comment sa mère était parvenue à imiter son invention. Elle avait bien caché son jeu, comme toujours. Le secret faisait partie d'elle, il débordait de chacne de ses pores, elle transpirait d'inconnu et de mystère. Elle était une tombe vivante, elle avait désormais trouvé sa place au cimetière tout naturellement. Là-bas, entre les pierres et les plantes rampantes, elle n'était plus qu'une étrangeté parmi d'autres.
Il savait que lorsque que plus un seul vêtement n'encombrerait le meuble, il oterait le premier panneau de bois. Un second, identique, apparaitrait. il dévoilerait peut-être quelques objets précieux, des économies dissimulées. Il enlèverait alors le second panneau et plongerait fiévreusement ses doigts dans le trou béant, à la recherche d'une stupéfiante vérité.
Mais après avoir soulevé le premier fond, Grusso se sentit pris de vertiges, incapable de poursuivre. Cette vérité, voulait-il vraiment la connaître? Jamais il ne lui avait couru après. Elle venait à lui, naïve, il n'avait qu'à en déméler les ficelles. Une fois de plus, il avait obéi aveuglément. Sa mère avait ordonné de goûter la cigüe, il s'empressait d'obtempérer. Jamais il n'avait pu lui mentir. Cette mère, il l'avait détestée et vénérée comme il ne l'aurait fait avec aucune autre. Il avait toujours marché sur sa trace en silence, se gardant bien du moindre faux pas. Elle lui imposait la vérité comme une condamnation. Il n'en voulait pas, la douce musique de l'ignorance avait bien plus de valeur.
C'était sans compter sa curiosité. Elle le poussait, elle voulait savoir. Foutue envie de vouloir en savoir trop, impossible désir. Soif inssassiable, apétit vorace et dévastateur. La curiosité enivre, on la réprime puis on se jette avec avidité sur l'objet de l'envie, jusqu'au cri orgasmique, jusqu'à la paix.

jeudi 25 septembre 2008

***

(musique: Rammstein)
Grusso lut la lettre deux fois, retenant le tremblement de ses mains. Il n'avais jamais su que penser de cette mère distante, avait préféré éclipser la question et disparaître. En silence, il avait supporté les humeurs de sa mère, ses excès de caresses comme sa stupéfiante froideur. Il ne lui reprochait rien. Il avait été heureux, durant toutes ces heures où il rêvassait à la fenêtre. il avait encaissé sans broncher les sourires de sa mère quand on lui parlait de ses fins méritants, promis à un avenir glorieux et cette moue dépitée quand on lui demandait pourquoi Jean-Claude était le seul à trainer de la patte. Il avait appris à esquisser un rictus poli quand on suggérait qu'il consulte un psychologue. Non, il n'en voulait pas à sa mère. C'était après ces gens autour de lui, à leur fausseté, à leur dédain qu'il en avait.
Grusso voulait d'autres explications. Il était différent, mais pas à cause d'une tare quelconque. Cette seule certitude lui avait donné la force de vaincre toutes les insultes. Sa mère n'y croyait pas non plus, cette assurance l'avait lié à elle jusqu'à la fin. Il avait su chercher ailleurs ce qui lui avait manqué, la confiance qu'il n'avait enfant reçu de personne.
La lettre contenait un second feuillet. Grusso l'approcha de ses yeux. Un plan était dessiné au crayon de papier, patiemment tracé à la règle. Il représentait le premier étage de la maison. Dans la chambre, l'armoire était marquée d'une croix. Au bas de la page, une inscription interpella Grusso:
"Souviens-toi de ton tour. personne d'autre que toi ne peux trouver. Ta malle à triple fond était une invention géniale."
Armoire, vide, armoire pleine...la malle. En un éclair, il comprit. L'espace d'une seconde, il vit enfin le noeud défait, il tenait du bout des doigts l'extrémité d'une solution. Il jeta un oeil complice à la malle qui trainait. Ses yeux rencontrèrent l'armoire. Une armoire à triple fond, comment n'y avait-il pas songé plus tôt?

jeudi 18 septembre 2008

Confidences


Confidences

(musique: Keren Ann)
Mon fils,


J'ai passé des années à me sentir tantôt proche de toi, tantôt effrayée. Tu as senti que j'étais différente avec toi. Tu en as souffert, je le sais bien. ils étaient de loin tes aînés. Le tracas que me causait leurs études, leur avenir, me faisait te laisser seul des journées entières. Tu n'avais personne avec qui jouer et rire, toi qui ne disait rien. Tu ne bronchais jamais, ces jours de pluie où tu passais des heures à compter les gouttes qui s'écrasaient sur les vitres.

Je m'affairais, je préparais le repas, lavais, brossais pour que rien de manque. Tu ne posais pas de problèmes, tu ne pleurais pas et cela m'arrangeait bien. Quand je les voyais au village ces femmes aux maris absents, courir après leurs mioches intenables.

Tu étais différent. A l'école, les autres ne t'approchaient pas. Au bac à sable déjà, ils te laissaient de côté lorsque tu batissais avec une sagesse toujours exemplaire le palais de tes rêves. As-tu enfin réussi à le construire, ce chateau?

Tu m'as donné peu de nouvelles depuis ton départ pour Paris. Tu m'as posé peu de questions. A tous ceux qui m'en ont posé, je n'ai pas répondu. Mais toi, mon fils, tu dois savoir pourquoi tu n'as pas ce qu'ils ont. Tu dois comprendre ce joyau qui t'habite et dont ils sont privés.

Je t'ai menti, je n'éprouve aucune honte à te l'avouer. J'avais passé l'âge de la vérité, mes illusions s'étaient éteintes. Tu me blameras, puis à ton tour tu me donneras raison. Peut-être ne me pardonneras-tu pas, en cela aussi tu saurais être unique. Car crois-moi tous acceptent d'être trompés, par peur du changement.

Je t'ai aimé mon fils et puisque je connais ton nom de scène, puisque je t'ai regardée plus que tu ne m'as vue, je t'appelerai Grusso. Ceci est mon journal. Le récit d'une femme qui t'était inconnue et que tu voyais nue lorsque nous prenions notre bain ensemble. Tu était si jeune, t'en souviens-tu? C'est l'histoire d'une mère froide et distante que tu as pu juger indigne, mais qui t'as aimé plus que de raison. Lis-la pour me faire exister, lis-la pour retrouver tes racines, lis-la pour te donner la force de continuer. C'est aussi ton histoire.

lundi 15 septembre 2008

***

"Sur mon bureau ce qui t'es réservé à toi seul, mon tout petit, mon garçon. Tu comprendras puisque tu es mon fils."
Grusso eut un haussement de sourcils. Une fois de plus, il n'était pas à la hauteur. Sa mère lui prêtait trop d'intelligence, elle savait bien que ses frères étaient plus malins pour résoudre les énigmes.
"Son seul fils", qu'entendait-elle par là?
L'attention qu'elle avait porté à ses frères, cette façon qu'elle avait de regarder Grusso de loin et de réserver ses caresses aux autres n'était-elle qu'un mensonge?
Grusso remonta dans la chambre de sa mère. Il trouva sur le bureau une missive posée en évidence. Il ne l'avait pas vue alors qu'il s'acharnait sur l'armoire, trop occupé à lui faire cracher son secret. Le bas de la page ne portait aucune signature, l'entête n'était même pas daté. Grusso reconnut l'écriture rapide qui ne ressemblait à celle dont il avait l'habitude. La main qui avait écrit cette lettre souffrait de la même agitation, la même inquiétude que celle qui avait griffoné la phrase au verso du dernier courrier.

vendredi 12 septembre 2008

CHAPITRE 3: LA LETTRE

(musique: Coldplay, A message)
Femme lisant une lettre face à une fenêtre ouverte
par Jan Vermeer, 1657, Jan Vermeer

Grusso secoua son sac par terre. Elle devait être là, perdue dans ce fatras inutile, au milieu du nez rouge et des ballons de baudruche. Il venait de s'en souvenir, en mastiquant une tranche de gruyère. Sa mère lui avait envoyé une lettre l'année passée, aux environs du mois d'octobre. Elle ne lui avait plus jamais écrit ensuite. Grusso l'avait alors lue avec attention avant de la ranger avec les autres dans une vieille boîte de Banania. Il était persuadé d'avoir fourré la boîte en fer dans sa valise, pris d'une inspiration soudaine.
Grusso remua ses factures de téléphone, des dessins d'enfants devant lesquels il aimait s'attendrir, des numéros de cirque griffonés sur du papier brouillon. Il envoya valser ses chaussures de clown dont il ne se séparait jamais à travers la pièce.
Sa fièvre grimpait, il gesticulait sans mettre la main sur cette foutue lettre. Ses membres s'agitaient tout seuls, il enchaina des mouvements incohérents puis stoppa net.
"Le triple fond" s'exclama-t-il! "Je n'ai pas vidé le triple fond!"
Il avait élaboré lui-même sa malle à triple fond mais pour accéder au dernier tiroir, il fallait avoir vidé les deux premiers. Lors d'un voyage en train, il avait mis une heure à retrouver son sandwich, l'estomac à l'agonie, et avait dû vider toute la valise pour accéder au troisième fond. Depuis, il évitait de l'utiliser. C'était sans compter la fois où le deuxième fond s'était coincé dans le troisième et qu'il lui avait été impossible d'attraper son maquillage avant une représentation. La malle était artisanale, peu fiable, mais il la trimballait avec fierté.
Grusso retourna la valise et la remua de toutes ses forces. Une panoplie d'objets hétéroclites s'éparpilla sur le parquet. Le triple fond s'ouvrit, laissant s'échapper la boîte jaune. Entre toutes les lettres, il trouva immédiatement celle qu'il cherchait. Ce papier rose jauni par le temps, usé par les années, ne serait plus tatoué par ses écritures. Sa mère était partie en silence, laissant les feuillets restants au fond d'un tiroir.
Grusso relut lentement la lettre, digérant chaque mot. Sa mémoire lui dictait la fin des phrases. Il connaissait presque chaque paragraphe par coeur, chaque parole de cette mère qu'il avait si peu connue. Jamais il n'avait répondu à ses courriers, jamais. Il ne savait pas quoi lui dire, elle était si loin. Une phrase était inscrite au dos, à laquelle il n'avait pas prêté attention. Elle semblait écrite à la hâte, sur ce verso nu de tout motif. Chaque syllabe résonnait comme un roulement de tambour.

jeudi 21 août 2008

*** (musique: Muse)

Il attrapa une casserole et y vida la boîte en marmonnant. Dans sa distraction, il ne remarqua pas que la sauce coulait à côté du récipient.
"Me...!" s'écria-t-il en s'en apercevant.
"Grusso, seras-tu donc toujours dans la lune? Réveille-toi! La lettre, n'oublies pas la lettre."
La voix hurlait presque, faisant vibrer ses tympans comme la corde d'une guitare. Grusso se retourna d'un bond et se plaqua contre le mur. Quelle était cette puissance secrète qui lui aboyait des ordres?
"Maman?" risqua-t-il dans un murmure plaintif.
La sauce des raviolis bouillait dangereusement sur le feu. Des effluves de brûlé montaient vers le plafond. Les narines de Grusso semblaient étanches à toute influence extérieure. La voix reprit, grondant le clown qui, pétrifié, se recroquevillait sur le carrelage.
"Maman!"
Cette fois,ce n'était plus une interrogation mais un cri de panique. La volonté de trouver la présence rassurante de sa mère, qu'elle pose une main délicate sur son épaule ou derrière sa nuque le submergea. L'horreur de croiser un fantôme passe-muraille, traversant les cloisons comme on passe une porte.
"Arrête-toi, la voix", susurra-t-il. "Je vais t'obéir. Dis-moi qui tu es. Alors je t'écouterai, oui, tu berceras mon sommeil, tu guideras mes gestes. Je serai ton pantin au nez rouge, je bougerai quand tu actionneras mes ficelles. Je répèterai les mots que tu me glisseras à l'oreille. Je deviendrais aveugle mais je verrai les couleurs que tes yeux filtreront. Tu seras la sonde par laquelle je respirerai l'air que tu voudras bien m'offrir. Par pitié, ne m'effraie plus ainsi."
Grusso avait peur de la peur. C'était un mot qu'il avait effacé de son vocabulaire. Il cherchait toujours le détail drôle dans la tourmente, le détail qui dédramatise auquel il s'accrochait comme à un radeau. Quand il ne trouvait pas cette miette de légèreté, il se voyait mourir de panique, bouffé par les sables mouvants. Cette voix surnaturelle était teintée de malfaisance, rongée d'intentions mauvaises.
Un instant, Grusso crut enfin être tranquille. La casserole de raviolis n'était plus qu'une bouillie carbonisée. Il goûta au silence avec inquiétude. Quand elle lui parla de nouveau, il se retourna d'un bond. Le son de sa voix avait changé. Ses intonations étaient plus douces, mais toujours tâchées de perfidie.
"Qui crois-tu que je sois pour me sommer de te répondre? Ne me dois-tu pas le respect, un minimum de courtoisie? Ta peur m'amuse, je n'ai ici que peu de distractions. Enfermée dans cette baraque, la vie est d'un ennui! La visite d'un homme ne se refuse pas. Je suis celle que tu cherches. Trouve la lettre et tu te rendras à l'évidence. Je ne suis pas ta mère, pas cette femme soumise, mise à genoux par son mari. Moi, je n'ai jamais cessé de lutter. Quand elle baissait les bras, je lui faisais méditer sa vengeance. Lorsqu'elle baissait les bras, je lui redonnais du courage. je suis la femme libre qu'elle était, l'âme de l'être qui t'a enfanté. Aurais-tu peur de découvrir qui elle était, cette femme que tu n'as pas connue autrement que sous le joug des convenances? T'aurait-elle manqué ou te fait elle peur, elle, à l'image de tes fantasmes? C'est moi que tu es venu chercher, Grusso. je ne peux te dire où je suis. Franchis chaque étape, garde la tête froide et tu parviendras à moi. Ne me fuis pas, Grusso. N'aie pas peur. Il n'y a plus que toi qui mérite ici de me connaître. "
Cette fois, Grusso n'avait plus peur. Il redevenait un jeune garçon émerveillé, retrouvait en lui la force qui l'avait jusque là poussé vers l'avant. Sa soif de découverte, sa curiosité vorace reprenaient le dessus. Il saurait palper des doigts cette inconnue, la rassurer pour qu'elle se dévoile un peu plus. Muet comme une carpe, il ne dirait mot du secret à personne.

dimanche 17 août 2008

*** (musique: Rammstein)

"Idiot, idiot, idiot", répéta-t-il en pleurnichant et en se tapant sur le crâne. "Idiot", lui disait sa mère en lui caressant les cheveux lorsqu'il faisait une nouvelle bêtise. Mais elle était partie, il n'y avait plus de tendresse. Grusso était furieux contre lui-même, il avait perdu tout sang froid. Ses sanglots résonnaient dans la maison silencieuse. La porte de l'armoire grinça, Grusso se tut. Il observa par terre les tenues de sa mère, l'imaginant tour à tour derrière ses fourneaux, dans son tablier à fleurs, puis à l'église avec son feutre noir piqué d'une rose artificielle.
Ses yeux s'arrêtèrent sur une culotte en dentelles, il esquissa un sourire gêné en l'attrapant du bout des phalanges. Il ne put résister çà l'envie de la faire tourner entre ses mains. Il la reposa délicatement, en se demandant quel homme avait pu l'offrir à sa mère. Il n'avait jamais posé de questions, deviner quel type de femme elle avait été ne lui avait alors pas traversé l'esprit. Grusso respirait plus lentement, il commençait à se calmer. Il roula les vêtements en boule et les jeta sur les étagères. Il se massa douloureusement le front, un bleu s'y formait déjà.

"Reprenons méthodiquement", dit-il à voix haute pour tromper sa solitude.
"Qu'est ce qu'il a dit l'autre déjà?"
"La lettre est le début du chemin, le reste est derrière la porte", aboya une voix qui semblait venir de l'extérieur.
Grusso ne fut pas surpris et poursuivit son monoloque intérieur.
"Retourne-toi!"
"Ah non, le notaire n'a pas dit ça, je m'en serait souvenu!"
"Retourne-toi", répéta une voix féminine sur un ton qui ne lui laissait plus le choix.
"Oui, ça va, je me retourne", obtempéra-t-il.

Il n'y avait dans son champ de vision qu'un bureau, installé là depuis des années. Peut-être même était-il plus vieux que lui. Ne lui trouvant aucun intérêt, Grusso reporta son attention sur l'armoire et cette lettre, ses seuls indices pour dénicher une piste. Et si c'était juste un délire de sa mère, si elle avait inventé le secret de toutes pièces, un ultime salut avant sa sortie de scène? Il était de son ressort de jouer les mauvais tours. Chaque mauvaise blague contient une chute. "Leçon numéro un d'un numéro de clown", se remémora-t-il. "Si maman n'est pas là pour le dénouement, pas de chute donc pas de blague. Je dois chercher encore."
Il sortit de la chambre et s'aperçut qu'il mourait de faim. Grusso descendit à la cuisine et attrapa au hasard une boîte de conserve poussiéreuse. "Ravioli au boeuf, produit bio, sans colorant ni sucres ajoutés" lut-il. "Bonne pioche" Il ne savait réfléchir sereinement qu'en mangeant. Mastiquer lui ouvrait l'esprit.

vendredi 25 juillet 2008

*** (musique: Emilie Simon)

Grusso trébucha et s'étala de tout son long. Il atterit les jambes en l'air et cracha à plusieurs reprises pour expulser le sable de sa bouche. Ca ne l'arrêta pas. Ni une, ni deux, il reprit sa cavale à travers les dunes et passa en trombe devant l'église. Quelques croyants trainaient après la messe. Personne n'y prêta attention. Avec lui, on ne s'étonnait plus de rien.
"Armoire vide, armoire pleine, et la magie fera le reste." Cette foutue voix ne le quittait pas. Plus il entendait cette phrase et plus elle lui paraissait absurde. Deux jours auparavant, en quittant Paris, il était serein. Il avait laissé tous ses enfants sous bonne garde pendant son absence et retournait à Lanveaux pour la dernière fois. Il en éprouvait du soulagement. Désormais, il ne savait même plus combien de temps il lui faudrait rester. Il ne contrôlait plus ses mouvements et ses tocs revenaient, alors qu'il avait eu tant de mal à s'en défaire.
Grusso passa la porte de la maison sans ralentir et grimpa dans la chambre de sa mère. La décoration n'avait pas changé. Depuis qu'il était gosse, il haïssait ce papier peint jaune à fleurs et le portrait de son père adoptif au dessus du lit. Son vrai père à lui n'avait eu sa place nulle part ailleurs que dans le coeur de sa mère. Le lit avait gardé la vieille couette trouée dont on ne pouvait déterminer la couleur avec certitude. Une énorme armoire en bois peuplée de mites garnissait toujours le mur droit de la pièce. Le temps semblait ici n'être jamais passé.
Pris d'une inspiration soudaine, Grusso fonça sur l'armoire et la secoua sans ménagement. Il perçut le bruit d'une boîte qui tombe. Il secoua plus fort. La porte céda et les vêtements que sa mère avait jadis portés s'éparpillèrent sur le parquet comme de vulgaires serpillères. Grusso reçut le battant en pleine figure et bascula à la renverse. Il attrapa sa tête entre ses mains et contempla le meuble avec désespoir.

lundi 21 juillet 2008

***

(musique: Placebo)

"Justement parce qu'elle ne me connaissait pas. Je n'en savais que peu sur elle; mais elle avait conscience comme moi que le secret professionel n'est que baliverne pour appâter le client. Votre mère était, je crois, persuadée qu'un notaire du coin se serait empressé de divulguer ses petites affaires à tout le comté. Observant le travail de certains confrères, je peux vous assurer qu'elle n'avait pas tort. Paris offre de bien plus excitantes distractions que les cachoteries d'une femme de Lanveaux, ne croyez vous pas?"
"Vous ne semblez pas avoir beaucoup apprécié ma mère", fit remarquer Grusso.
"Elle était sympathique, mais je n'ai franchement que faire de ses histoires. Je ne fais que mon travail. ma présence ici est d'ordre strictement professionel."
Grusso fut sur le point d'intervenir puis se ravisa. Le notaire enchaina.
"L'ordre des choses voudrait que nous commencions par les formalités administratives, mais ni le lieu ni le moment ne s'y prêtent. La présence de vos frères est également requise pour la lecture du testament, excepté pour cette clause qui vous est réservée. Elle m'a chargé de vous rencontrer, c'est chose faite. Elle a dit que vous comprendriez. Personellement, quelque chose a dû m'échapper dans son discours qui était pour le moins farfelu." "Entre clown, on se comprend peut-être", ajouta-t-il comme pour lui même sur un ton plus bas.
"Je vous répète exactement le message qu'elle m'a laissé à votre attention: "La lettre est le début du chemin, le reste est derrière la porte. Armoire pleine, armoire vide et la magie résoud l'équation. Tu comprendras."
Grusso fronça les sourcils. Les blagues, c'était plutôt à lui de les faire d'habitude. Il fit répéter le notaire.
"La lettre est le début du chemin, le reste est derrière la porte. Armoire pleine, armoire vide et la magie résoud l'équation. Tu comprendras." répéta le notaire impassible.
"Vous êtes bien certain que ma mère n'était pas...dérangée? Les défaillances cérébrales peuvent toucher n'importe qui de nos jours."
"Je vous le répète, je suis là pour réaliser la mission dont elle m'a chargé, je n'accorde au reste aucune importance. Nous lirons le testament demain en présence des membres de la famille concernés. Cette énigme s'adresse à vous et à vous seul. En parler serait trahir sa mémoire."
L'homme repartit, des gouttes de pluie fines perlaient sur son costume. Il descendit de la dune à pas mesurés, sa serviette sous le bras, comme dansant sur une marche funèbre. Grusso, perdu dans ses pensées, regarda sa tâche s'effacer au loin. De sa bouche s'enfuyaient des bribes de discours: "lettre, armoire vide". Il répétait pendant quelques secondes les mêmes mots puis se taisait soudain. Ses lèvres restaient alors surpendues en forme de cercle, sa langue dépassait entre ses dents.
Il demeura immobile durant de longues minutes. Les inconnues étaient si nombreuses à se bousculer dans sa tête qu'il ne pouvait penser à rien. Une vague lui mouilla la cheville. Tiré de sa torpeur, il s'enfuit mi-courant, mi-dérapant dans le sable facétieux.

jeudi 17 juillet 2008

CHAPITRE 2: LE SECRET

musique: Archive Goodbye


Le secret ne se cache que pour mieux se dévoiler. Frapper fort plutôt que se noyer dans les péripéties du quotidien, telle est sa volonté. Un secret s'attend et se mérite, fait souffrir par son absence autant que par son existence. Il est la surprise que l'on espère toute sa vie, comme un ultime rebondissement avant un long repos.

"A Lanveaux, les secrets vont bon train. Pour preuve, tout en village en jase. Mais votre mère était d'une autre espèce, Monsieur Grusso."

"Vous connaissez mon nom de scène?" s'enquit Grusso. "Vous en savez donc plus sur moi que ce que ceux du patelin ont pu vous raconter!"

"A vrai dire, j'ai connu Grusso, le grand clown, avant le petit Jean-Claude auquel sa maman a caché bien des choses. Comme vous, je suis venu de Paris exprès pour la cérémonie. Vous avez probablement remarqué que je n'ai pas l'accent du coin! Mon village ressemble pourtant au vôtre, avec ses cancans incessants et ses mensonges. Mais chez moi, le soleil brille. Cette bruine déprimante m'est déjà insupportable."

"Puis-je en savoir plus sur vos activités? Vous êtes loquace mais oubliez que la première des bienséances est de se présenter!"

"Excusez-moi", répondit l'homme d'un air faussement confus. "J'ai rencontré votre mère par hasard, au cours d'un de vos spectacles. Elle est montée jusqu'à Paris pour vous applaudir, vous n'en avez jamais rien su. Une bien belle femme, pour être honnète. Mais trop amoureuse de son compagnon pour que je tente une approche!"

"Nous étions installés à la même table et vidions les coupes de Champagne les unes après les autres", reprit l'homme sur un ton nostalgique. "Son rire était franc, ses yeux pétillaient. Ce ne fut qu'au moment du salut qu'elle me glissa à l'oreille, "C'est notre fils!", en désignant du doigt le gentleman qui lui tenait la main. Au cours de la soirée, nous avons échangé quelques mots. Lorsqu'elle apprit que j'étais notaire, elle me fit immédiatement comprendre qu'elle avait besoin de mes services."

"Ce que je viens de vous dire doit susciter en vous de nombreuses interrogations. Il n'est pas de mon devoir de vous en dire davantage" précisa le notaire en évitant le regard furieux de Grusso.

"Ce serait gâcher la surprise qu'elle vous a préparé des années durant! Les secrets sont ainsi, douloureux certes, mais stimulants. Le suspens fait partie du mystère."

"Je fais l'impasse sur les questions dont je meurs d'envie de vous assaillir, mais pourquoi vous avoir fait confiance à vous, un parfait inconnu?" s'enquit Grusso sans l'espoir d'une réponse.



vendredi 11 juillet 2008

***

Lorsque Grusso contemplait l'assemblée, attendant que le silence se fasse pour pouvoir s'exprimer, les souvenirs désagréables lui remontaient en travers de la gorge. Il osa enfin ouvrir la bouche mais ce ne fut que pour redire ce qui avait déjà été évoqué par ses frères, louer une dernière fois les vertus et la patience de sa mère et rendre à sa mémoire un ultime hommage.
L'assistance savait pourtant bien qu'elle n'avait pas été un modèle, Grusso étant le fruit d'une liaison extraconjugale avec un homme de passage, sorti de nulle part. De sa vie, elle ne retiendrait sûrement que cette erreur. C'était d'ailleurs comme cela qu'ils avaient toujours considéré l'enfant; un fruit pouri.
Sous des applaudissements timides, Grusso regagna sa place dans cette marre de tenues noires. Bon gré, mal gré, il resta jusqu'à la fin de la cérémonie. Il se retint de regarder sa montre, par respect pour sa mère. Etrange sensation que de se sentir plus proche d'elle dans la mort que ce qu'il ne l'avait été dans la vie. Ils ne s'étaient jamais beaucoup parlé, étant tous deux d'un caractère réservé. Des trois fils, Grusso était celui qui lui ressemblait le plus. De son père, il ne savait rien. Il n'avait jamais posé de questions. Sa mère était la seule racine qui le maintenait au sol.
L'enterrement terminé, Grusso s'éloigna seul pour rejoindre la mer qui avait calmé tant de ses chagrins. Avec elle, il était obligé d'être honnète, il ne se perdait pas en discours inutiles. Le vent parvenait toujours à lui faire cracher le morceau. L'eau épousait la rondeur de ses cuisses, lui glaçait les doigts jusqu'à ce qu'il avoue. Les oiseaux lui lançaient alors des cris de réconfort auquels il répondait de son grand rire d'enfant.
Alors qu'il atteignait la dune, il se retourna et aperçut une silhouette noire qui empruntait le chemin à sa suite. Grussa avança, jusqu'à ce que les vagues éclaboussent sur ses pieds, ne prêtant guère attention à cette ombre lointaine.

mercredi 9 juillet 2008

*** (musique: Sébastien Schuller)

Lanveaux et ses fermes éparpillées dans la vallée, son église où l'on rejette l'étranger, ses ménagères commères et médisantes, Grusso ne les avait jamais aimés. Ici, le grand clown Grusso n'existait pas. Pour tous, il était Jean-Claude, petit garçon jadis timide et maladroit. Il avait grandi dans l'ombre de ses frères, sans cesse comparé à eux. On le prenait pour un incapable, un idiot du village. On s'adressait à lui avec douceur mais les vipères n'avaient de cesse que de se moquer de lui.
Ce trou perdu de Bretagne, avec ses toits de chaume et ses relents de crêpes, Grusso n'y avait pas remis les pieds depuis quinze ans, date à laquelle il avait emménagé à Paris. Seuls lui manquaient le son des vagues s'écrasant avec fracas sur les rochers et l'odeur de l'écume picotant ses narines. Les cris des mouettes, les heures passées à rêver allongé sur la plage, lui semblaient les rares souvenirs heureux de son enfance. Dans la solitude, il avait trouvé le réconfort et le temps de se construire. A la moindre occasion, il s'empressait de fuir les habitants aux manières rustres et aux moeurs étroites.
Alors que Jean-Claude avait disparu, ils jacassaient encore, cela ne faisait aucun doûte. Ils se demandaient tous ce qu'il pouvait bien faire à Paris, caissier dans un supermarché ou la manche dans un sale couloir de métro. Le reste n'était pas à sa portée. A trente-cinq ans, il était le sujet de bien des conversations à Lanveaux, mais personne ne pouvait se vanter de le connaître. Chacun y allait de sa suggestion, de sa plaisanterie souvent de mauvais goût, puis terminait en louant les mérites de ses deux frères qui décidément avaient réussi dans la vie.
Paul et Louis avaient ouvert un cabinet d'expertise comptable en ville, étaient mariés à des filles de la région et revenaient régulièrement au village. Généralement en costume trois pièces, ils imposaient le respect et puaient l'argent. Ils attiraient les regards et la convoitise. Sur le plan sentimental, Grusso s'était encore démarqué. Jamais on ne l'avait surpris trainant avec une fille dans les champs. Le pauvre, avec son intelligence déficiente et son physique peu avantageux, possédait peu d'atouts pour séduire. Il y avait bien eu Mélia, la seule à avoir été sincèrement attendrie par ce garçon maladroit. Mais leur brève histoire n'avait fait qu'attiser les moqueries, car Mélia était métisse, née d'un couple mixte qui avait bien du mal à se faire accepter.

lundi 7 juillet 2008

CHAPITRE 1 L'ENTERREMENT (musique: José Gonzales)



Grusso sortit de l'assemblée et s'avança de manière à ce que toute la famille puisse le voir et l'entendre. Il n'avait préparé aucun discours, contrairement à ceux qui l'avaient précédé. Sa cravate était maladroitement nouée, il n'avait pas l'habitude de ce genre d'accessoire. Il s'était acheté un pantalon noir pour l'occasion, qui lui serrait les cuisses. Il crispa ses poings pour refouler son irrépressible envie de tirer dessus pour le remonter. Tout le monde le regardait avec un mélange de pitié et de moquerie.
"Le bougre a fait un effort", devaient-ils tous être en train de penser. Il avait laissé ses braies à bretelles au placard, s'évertuait à marcher en maintenant ses pieds parallèles. Grusso détestait les souliers noirs à talonettes, qui compressaient les orteils plus qu'ils ne les laissaient respirer. Il inspira longuement et souffla l'air par petites bouffées. Il avait le trac comme avant de monter sur scène. Il savait danser et jouer à merveille, mais s'adresser à un public sobre n'ayant pas la moindre prédisposition au rire outrepassait ses capacités.
Il atteignit enfin le pupitre placé à son intention à côté de la tombe. Il ne voulait pas croiser les yeux des autres qui l'avaient toujours considéré avec dédain. Enveloppées dans leur châles noirs, les femmes se ressemblaient toutes. Sagement alignées, elles se taisaient par respect mais leur babillage futil ne tarderait pas à reprendre, sitôt la fin de la cérémonie annoncée. Il en avait toujours été ainsi dans le village. Tout le monde se connaissait, s'entraidait dans l'urgence mais néammoins se haïssait. Combien de commentaires méchants Grusso avait-il surpris, caché sous le rebord d'une fenêtre à écouter les interminables réunions des habitantes de Lanveaux. Ces rendez-vous hebdomadaires consistaient à médire sur les absents puis à insulter officieusement sa voisine de table, une fois les mondanités terminées.
Grusso refoula une envie de rire, en les voyant attroupés de la sorte, eux qui n'avaient jamais éprouvé que de la condescendance et du dégoût à l'égard de sa mère. Ils feignaient la tristesse, comme le dicte la tradition. Puis ils iraient tous se goinfrer aux frais de la famille et, repus, s'échangeraient les derniers ragots, les histoires sordides pas encore sorties du placard. A Lanveaux, les secrets ne faisaient décidément pas long feux.

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